Ramillies, le 15 octobre 2022
A Monsieur Franck Vandenbroucke,
Ministre des Affaires sociales et de la Santé publique
23, Rue de la loi
1000 Bruxelles
Copie à la Ligue des droits humains,
au délégué général aux droits de l’enfance,
à la Commission de psychologues,
au Conseil Fédéral de la santé mentale
ainsi qu’aux parlementaires belges.
Concerne : DPI pour les mineurs
Monsieur le Ministre,
Dans le cadre des avancées concernant la mise en place du DPI (dossier patient informatisé), notre association souhaite vous interpeller sur deux points cruciaux pour la protection des droits fondamentaux des patients.
Il est tout d’abord impératif de considérer que le secret professionnel absolu est la règle et le secret professionnel partagé l’exception. Le secret professionnel est la pierre angulaire de l’accessibilité au soin, de la qualité de soin et de la démocratie. L’ouverture par défaut de l’accès aux données à tous les prestataires est donc contraire au code pénal et au RGPD.
Une attention toute particulière doit ensuite être apportée à la question épineuse du DPI des mineurs. Jusqu’à maintenant, à notre connaissance, ce cas de figure particulier n’est pas discuté. Or, il y a lieu impérativement de prévoir un dispositif qui protège l’accès aux données des mineurs par les parents et tuteurs pour garantir la liberté de parole des mineurs, mais aussi pour respecter l’art. 22 de la Constitution belge les concernant.
En effet, comment un enfant peut-il parler des difficultés qu’il vit avec ses parents alors que ceux-ci ont accès à son dossier ? Comment parler de violences intrafamiliales, sexuelles, etc. ? Comment gérer l’accès au dossier en cas de séparation litigieuse entre les parents ? En bref, comment un enfant, un adolescent, une personne en minorité prolongée peut-il parler librement si son parent/tuteur peut avoir accès à son dossier ? Un/une adolescent(e) de 16 ans ne pourrait donc plus consulter un ou une psychologue sans que son/ses parent(s) ne soi(en)t au courant ? Beaucoup pourraient renoncer aux soins et se retrouver seuls dans des situations graves.
Nous préconisons et défendons à ce sujet deux voies, non-exclusives l’une de l’autre :
- Exclure du DPI, par prudence, prévoyance et respect des droits fondamentaux d’un public vulnérable, une catégorie de professionnels: les psychologues et orthopédagogues cliniciens pour les moins de dix-huit ans.
- Différencier les données de santé objectives et les données de santé mentale. Ces données étant de natures différentes, elles ne peuvent dès lors être traitées de la même manière. Une information sur la vie psychique ou un diagnostic lié à la santé mentale, et donc aussi à la vie intime d’un citoyen, n’est pas une donnée objectivable, et devrait ne jamais être numérisée. Car la numérisation ouvre inéluctablement à de grands risques (chantages par des hackers, revente, etc.), ce qui a déjà coûté cher à certains patients et pays[1]. La prudence doit être de mise. La responsabilité de l’État est grandement engagée, car nous le savons, les risques liés à des fuites des données sont hautement probables.
De plus, les données liées à la vie psychique n’ont aucune valeur dans le cadre d’études scientifiques[2] si elles sont collectées auprès de psychologues dans leur cadre de travail (qui n’est pas un cadre d’étude) : elles ne sont pas donc objectives comme l’est par exemple un résultat de prise de sang. La littérature scientifique nous montre qu’il existe toujours des biais de conception et des biais d’encodage. Ainsi déjà, la conception même d’un outil de récolte de données (le choix des données demandées, etc.) a une influence sur celui qui encode, sur le processus de soins et la manière dont le patient va être considéré. On sait aussi que la subjectivité du thérapeute va influencer le contenu du dossier. Par exemple, tous les psychologues ne vont pas donner le même diagnostic au même patient. Ce n’est pas un problème quand le diagnostic est une hypothèse de travail pour le thérapeute. Cela s’avère par contre beaucoup plus problématique quand le diagnostic devient une donnée numérisée utilisée comme une donnée scientifiquement valable dans le cadre d’études qui vont influer sur les politiques de soin.
Les avantages espérés sur les plans de la gestion et de l’efficacité liés à la numérisation des données concernant la vie psychique ne compensent décidément pas les risques encourus en termes de protection de l’intimité des citoyens et de leur droit à s’exprimer en toute liberté, en termes de qualité et d’accessibilité de soin et de potentielles atteintes aux droits fondamentaux.
D’avance, nous vous remercions pour l’attention que vous porterez à notre courrier.
Pour APPELpsy,
Hélène Coppens, présidente
[1] Ma santé, mes données, Coralie Lemke, Editions Premier parallèle, Paris, 2021.
[2]https://www.researchgate.net/publication/229579646_Quantitative_science_and_the_definition_of_measurement_in_Psychology